Je suis un intello précaire – Chronique dézinguée d’un artiste perdu dans la tourmente néolibérale
Ami(e) précaire, aujourd’hui nous allons parler d’incursion en franc-tireur dans des classes sociales qui ne sont pas les nôtres et dont les catégories de pensée nous sont a priori étrangères.
En effet, l’intello ou l’artiste précaire, de par leur condition, font parfois bouger les lignes de leur espace social. Ce sont des aventuriers par nature. Ils sont attirés par les perles noires de l’intelligence ou de l’instabilité créatrice et ces puissants poisons se trouvent dans toutes les strates de la société.
Voilà pourquoi l’intello et l’artiste précaires sont mieux à même de comprendre le fameux « hypocrite lecteur » pris à partie par Baudelaire dans les fleurs du Mal. Un lecteur doucereux, jouissant d’une stabilité économique, culturelle et sociale qui, par définition, sont encapsulées dans un langage et des habitus qui s’appauvrissent avec le temps. Wittgenstein ne disait-il pas que les limites de notre univers sont marquées par celles de notre langage ?
Alors, évidemment, je vais vous parler aujourd’hui d’une de mes incursions dans le monde des riches. Mais attention, pas de ceux qui gagnent de l’argent en travaillant ; ceux-là ne sont pas « les riches ». Ne confondez pas l’ennemi. Je parle des rentiers, de ceux qui ne travaillent pas (Les bourgeois de Marx) et passent leur temps à s’organiser une vie de plaisirs. Et vous serez peut-être surpris d’apprendre que ce n’est pas toujours une tâche aisée. Je vous donne maintenant un exemple qui est la stricte vérité, quitte à vous choquer.
Ce couple d’Américains, appelons-les Mary et John, s’étaient mis en tête d’apprendre le français par le truchement de l’Alliance française de Londres. Je fus donc envoyé dans leur penthouse sur la Tamise et après quelques mois de cours, je rentrai dans leur intimité. Les rentiers voyagent beaucoup et sont obsédés par la gastronomie. Mary et John ne dérogeaient pas à la règle ; ils venaient régulièrement en Europe et suivaient très assidument les nouveautés du guide Michelin.
Au cours d’une leçon, Mary, me confia qu’elle était aux anges car elle allait enfin pouvoir venir des Etats-Unis avec ses chiens. Je lui demandai naïvement dans quelles conditions ces pauvres bêtes allaient faire le voyage. Est-ce que les clients de première classe pouvaient garder leurs animaux avec eux dans la cabine ? Etaient-ils mis en cage dans les soutes ? Elle m’arrêta tout de suite et m’avoua qu’elle n’avait pu se résoudre à traumatiser ses chouchous. Elle ne voyait pas comment ils pourraient survivre 7 heures en cage.
Ma cervelle de pauvre jeta alors l’éponge. Comment allait-elle traverser l’Atlantique avec ses bêtes si elle se refusait à les mettre dans la soute ?
La réponse ? Simple. Ils avaient décidé de louer un jet privé. Les chiens pourraient être avec eux dans la cabine pendant tout le trajet. Je sais à quoi vous pensez : au prix. Mais ce n’est pas le plus important. D’ailleurs, vous pouvez trouver cela sur Internet en 5 minutes.
Voyez-vous, chez les nantis, il existe une audace qui sidère le pauvre.
En écrivant l’histoire de cette hardiesse (somme toute une impudence d’un cynisme éhonté) on découvre une généalogie d’un grand complexe de classe : l’intériorisation du sentiment d’infériorité, la nécessité d’auto-exclusion et toute la culpabilité qui en découle. La gauche est encore empêtrée dans cet assortiment de craintes et d’obsessions (j’en exclus le PS et l’ensemble de l’extrême-centre qui sont maintenant totalement décomplexés sur le sujet).
Ami(e) précaire, la route de la libération, celle qui nous permettra de couper nos liens et de regarder sans frémir de lâcheté et d’effroi l’opulence et la richesse ; ce chemin ne nous est offert, hélas, par aucun parti politique.
Le politique est incapable de résoudre cette question. Les politiciens ne sont plus en mesure de gérer « l’espace [qui existe] entre les hommes ». Hanna Arendt le définissait pourtant comme l’essence de la politique. La société de marché semble aussi incapable d’apporter des réponses concrètes.
Nous sommes des milliards d’individus abandonnés à nous-mêmes. Nous fantasmons et par nature, nous sommes terriblement violents.